"ma grena' et moi"
Un projet film et photo de Gilles Elie Dit Cosaque
"Ma grena' et moi" est un projet qui lie la photo au film. C'est un travail photographique (une exposition et un livre) et un film documentaire qui se répondent et se complètent.
Tek tek tek tek tek ...
ç a fait tek tek tek tek tek tek tek tek ...
ça fait une tache orange sur le vert, le bleu.
ça fait l'homme.
« avant... plus maintenant »
Au loin, le vrombissement nasillard du von-von à deux roues. Au loin, l'éclair pas vraiment orange, pas vraiment marron, aperçu zigzaguant entre deux voitures. Au loin, ce parfum d'essence, d'huile et de fumée comme une traînée de poudre après le passage de ces fiers destriers...
C'est un étendard,
c'est une sirène venue du fin fond des bourgs
c'est une bête à bon Dieu sur pneumatique
Une mobylette.
La Mob. Celle qu'en métropole on appelait la bleue.
Un océan, un tropique, quelques degrés de plus et la bleue a pris des couleurs, un parfum.
Née au début des années 50 et importée aux Antilles dans les années 60, La grena', ainsi baptisée à cause de sa couleur, arrive à un moment charnière : Le passage d'une période de restriction à une période pré-industrielle. Ca roule, c'est robuste, fiable, simple d'utilisation et surtout, ça brille ! Les Antillais se ruent dessus. Et tout particulièrement ceux de Grande Terre en Guadeloupe où la grena' s'adapte extrêmement bien au contexte géographique et économique : peu de relief, un tissu d'usines et d'exploitation agricoles.
"pour aller au travail, c'est ma grena', pour aller aux champs, c'est ma grena', pour aller voir la famille c'est ma grena', pour aller au match, c'est ma grena'... ma grena' c'est toute une histoire "
Défiant les lois de l'équilibre on charrie tout ce qui peut tenir entre la fourche et le porte-bagages.
Un sac de ciment, deux bouteilles de gaz, trois balles de fourrage, un veau, un ami, une amie, une épouse, trois enfants... Un inventaire à la Prévert, monté sur deux roues. Un poème mécanique au cadre monocoque, au moteur qui pétarade, hoquette parfois, mais jamais ne s'arrête.
La grena' est un trait d'union tout en courbe, la transition entre le bourricot et la voiture. Mieux qu'un bourricot, un étalon, celui de la condition de son propriétaire.
"et quand en plus t'avais lissé tes cheveux, les filles couraient après toi et ta grena' "
On se pavane en grena'. Honte à ceux qui n'ont qu'une bleue ou pire marchent à pieds.
Les plus téméraires se défient dans des courses sauvages que l'on appelle "courses marrons". Célébrations interdites où les feux d'artifice sont ces étincelles produites par les pédales qui raclent le bitume dans les tournants.
La grena' à un nom. Parfois même deux, dont l'un reste secret. Ainsi, les Brigitte, Justine, Adèle, BonneMaman le plus souvent, voire Patrick, en souvenir d'un vieux pote, se multiplient, changent de mains. D'ami en ami, d'oncle en neveu, de père en fils.
La grena' s'est si bien inscrit dans le patrimoine de la Guadeloupe qu'on peut dire qu'elle en fut un temps le baromètre social.
Aujourd'hui, sacrifiée sur l'autel des normes européennes, la grena' n'est plus; plongeant tout un peuple de migrants-à-deux-roues dans le désespoir,
Ma grena et moi est le portrait des derniers irréductibles qui continuent à la chevaucher fièrement pour un dernier voyage. Celui qui mène au musée d'un imaginaire créole.
La grena' n'est plus grenat.
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